Coup de cœur

Veillée

de Nicole Regnault

Les routes de campagne qui unissent les petits hameaux et se déroulent à l'infini comme une pelote de laine, le connaissent bien. On entend le bruit de ses souliers ferrés sur les chemins caillouteux.

C'est Jean, revêtu de son pantalon sans couleur, sans forme, mille fois rapiécé. Sur le dos, une chemise en chanvre rude, bleue, délavée, qui a gardé la sueur des jours de marche, cohabite avec une grande balle en osier. C'est Jean, le colporteur. C'est aussi Jean le conteur.

 

Nez au vent, mains dans les poches, il avale les chemins comme une couleuvre les mulots, avec facilité. C'est un métier difficile, mais l'homme a le goût du voyage, de l'aventure. Il siffle et chantonne. Le colporteur est attendu. Il est toujours accueilli avec joie par les villageois, apportant avec lui les produits nécessaires à la vie quotidienne. Il ressent un immense plaisir qui le chatouille et lui procure des petits fourmillements le long du corps quand il approche des hameaux.

Les femmes vont se jeter sur ses dentelles, tissus, rubans, dés à coudre et fils, comme des mouches sur la gelée de groseille. Elles l'imploreront de toucher, palper, essayer les trésors contenus dans sa hotte comme un vrai père Noël.

De les voir ainsi si belles, les yeux brillants de convoitise, pourvoit amplement à son bonheur. Oubliés, les kilomètres parcourus, la difficulté de la marche due au poids de la charge, la soif, la faim et la fatigue qui vous scient les jambes le soir venu. Il parcourt souvent vingt kilomètres par jour. Son argent gagné, il s'en retournera au pays, acheter des semences qui lui seront nécessaires pour les travaux des champs. En son absence, sa parenté veille sur ses terres et sa famille.

 

Au crépuscule, Jean est régulièrement invité dans une chaumière pour conter. Il est considéré comme le meilleur narrateur qui sillonne les routes. Conter est pour lui, pure délectation. La soupe offerte lui rend l'hiver moins rude. Le feu, son partenaire inséparable, réchauffe son corps et embellit le conte. Les bûches de bois sec permettent d'imiter les craquements qui accentuent le ton. Les bûches de bois vert, jouent avec la lumière des flammes et entraînent son auditoire dans des endroits lugubres.

Seuls le conteur et le feu peuvent parler. L'assemblée doit demeurer silencieuse.

Ce soir, Jean est convié dans le logis qui se situe à la lisière du village. Il ne sait ni lire, ni écrire, mais il a une mémoire phénoménale. Il a, bien consignés dans son esprit, les détails et les rythmes.

 

Nez au vent, mains dans les poches, fredonnant, casquette vissée sur la tête, Jean arpente le chemin indiqué, tout en rabâchant son texte. Bien articuler surtout, c'est l'essentiel d'un bon conteur. Il connaît bien le récit qu'il a choisi pour ce soir. Maintes et maintes fois entendu, maintes et maintes fois narré. C'est l'histoire de Thor, dieu celte, protecteur de ceux qui cultivent la terre et se réunissent en assemblée. Jean aime ce conte qui, bien que légendaire, réconforte fréquemment les hommes à la veillée. Son auditoire est toujours passionné et attentif, peut-être y trouve-t-il des réponses.

 

La fumée qui sort en lambeaux aériens par la cheminée, l'invite à la veillée. Jean tourne la grosse clef de fer dans la serrure. Il pénètre, allure nonchalante, indolente et volontaire à la fois. Il y a là une vingtaine d'humbles gens, vieux et jeunes, avides d'écouter le colporteur.

Le feu crépite. « C'est du bois sec ce soir », pense Jean.

Il prend place sur le banc noirci de l'âtre, comme le veut la tradition. La cheminée, c'est un canal par où passe le vent qui anime le foyer, aspire la flamme, excite le feu. C'est le lieu social de la maison, c'est là que se tiennent les veillées.

Il vient offrir un moment hors du temps, suspendu. Il inonde la pièce d'un souffle puissant. Il se glisse doucement dans l'ambiance, le temps d'étonner, de surprendre et de faire rêver. Il n'a d'autre objectif que de susciter des émotions, de partager un voyage dans un autre monde. Glisser subtilement des récits dans des oreilles attentives, semer des images dans des regards émerveillés.

Jean s'apprête à commencer la narration.

Il s'éclaircit la voix, prend un verre d'eau fraîche et va parler. Sa gorge est comme prise en otage. Une toux de tuberculeux lui broie les poumons et il doit contrôler sa respiration pour reprendre son souffle.

Impossible !!!!!! Les cordes vocales ne lui répondent plus. Aucun son, aucune vibration rythmique, rien, sa gorge est une cavité du néant.

 

Pas un mot ne sort de sa bouche. Les phrases restent bloquées, immobilisées, freinées dans leur ascension. Elles résistent, refusent de libérer les paroles.

Jean prend une profonde inspiration et renouvelle son effort en y mettant toute son énergie. Il assimile l'air, le souffle, concentre son esprit.

Aucune tirade ne franchit ses lèvres immobiles. Aucun mot n'enjambe sa bouche. Le silence est effrayant, les braves gens s'observent, incrédules. Le feu crépite à peine.

Jean serre les poings au fond de ses poches. D'un seul coup, elles se percent et se déchirent, dans un craquement brusque, laissant pendre les fils arrachés. Un pouce s'en échappe et se pose sur le banc aux côtés de Jean.

Jean blêmit. L'assemblée fixe la scène dans un mutisme envoûtant et l'on sent l'angoisse flotter au-dessus des têtes en se mêlant à la fumée.

Les mains du conteur se débattent dans les poches. Les doigts, en ordre parfait, s'évadent un à un par les trous devenus funestes.

Leur nombre a reconstitué les deux mains de Jean. Les doigts se meuvent, se serrent, fraternisent et s'installent sur ses épaules.

Des frissons lui parcourent l'échine, la sueur perle à son front, descend le long du cou et dessine des arabesques sur la chemise bleue. La peur se transforme en panique effroyable devant des spectateurs médusés et englués dans un silence plombant. Des visages grimacent de dégoût devant les doigts marionnettistes. Le chat endormi se redresse, poil hérissé, oreilles aux aguets, queue calibrée comme celle d'un renard.

Les doigts tapotent les épaules de Jean qui demeure figé, pétrifié. Aucune intonation n'a franchi le mur cimenté de ses lèvres.

Commence alors un étrange ballet. Les doigts agiles, montent, se plient, se tordent. Ils s'apprêtent à reproduire la voix, les gestes vont se substituer à la parole. Jean comprend que les mains sont sorties de ses poches pour lui venir en aide. Il se ressaisit, tape du pied, les pouces l'imitent en pianotant son épaule, le feu crépite plus fort et marque le rythme. Le public n'a d'yeux que pour ce numéro époustouflant.

Les index se croisent, se saluent, s'arquent, sautent sur la casquette de Jean et redescendent. Ils s'associent aux pouces.

L'auditoire se détend et quelques rires timides décontractent l'atmosphère. De tous, les majeurs sont les plus fiers, les plus arrogants, certes, mais associés aux annulaires, ils semblent faire des signes orchestrés, coordonnés, emblématiques.

Ce soir, les doigts sont les mots, les doigts sont le conte. Ils accomplissent une danse endiablée, mais à l'étonnement général, les poses sont étudiées, maîtrisées. Les mains parlent. Elles s'associent et en un geste émouvant passent gracieusement devant la bouche du conteur. Elles inscrivent des mouvements dans l'espace. Elles symbolisent des attitudes, paraissent être liées au conte, à sa vision. Les mains voient. Elles ont pour but, le langage. Ce soir, elles sont la principale source de communication dans le groupe, le moyen le plus affiné, le plus subtil des échanges.

Le feu craque plus haut, plus fort, les sabots martèlent la terre battue en cadence.

Jean n'est plus qu'un pantin, une statue de sel assise sur un banc noir de suie. Les mains libérées font le spectacle. Elles créent des signes, des symboles que personne ne comprend mais qui animent la salle avec chaleur. Des sourires se dessinent sur les visages devenus moins sombres.

Les pouces, index et auriculaires se dressent et se posent délicatement sur le coeur de Jean qui se courbe pour une belle révérence. Les doigts restent immobiles, savourant les applaudissements. Ils ont bien rempli leur rôle.

Jean patiente. Il guette le moment où ses mains vont enfin regagner les poignets. Le temps lui paraît une éternité mais il n'ose faire le moindre geste. Puis, un à un, les doigts plongent dans les poches du pantalon. Les regards suivent chaque ondoiement. Les yeux sont hypnotisés par les renflements et les mouvements qui se produisent dans les poches.

Il sent que les mains se bâtissent à nouveau.

Alors, Jean les retire et les joint dans un geste de prière. Il les remercie en silence, des larmes de reconnaissance sillonnent son visage et s'infiltrent entre les lèvres restées muettes.

 

Puis, le public, dans un bruit de galoches, quitte la veillée. Personne ne dit mot. Il flotte un sentiment étrange dans la salle et seul le silence peut lui rendre hommage.

En sortant, les hommes et les femmes scrutent les poches du conteur, guettant une sortie des mains qui ne viendra pas. Jean les a enfoncées bien au fond.

Il franchit le seuil de la porte, tête basse. Dehors, il les libère et passe ses bras dans les courroies de cuir, hisse sa balle d'osier sur son dos et, léger sous le fardeau, hâte le pas.

Les mains retrouvent seules le chemin des poches. Il lui faut à présent trouver une grange pour dormir et laisser son esprit chahuté au repos.

 

Nez au vent, mains dans les poches, il reprend la route sans fredonner. Il ne fredonnera ni ne parlera peut-être jamais plus, mais les doigts sauront le faire pour lui.

Sur le chemin, un petit garçon le rattrape et le tire par la manche. Un sourire merveilleux éclairant son visage, le petit lui fait des signes complexes avec ses mains. Jean, malgré son incompréhension, lui renvoie un sourire avec bonheur.

 

Lilie pose son crayon et ferme son classeur. Le sujet de sa dissertation « La langue des signes » n'est pas facile. Elle se remettra au travail après dîner. On l'attend. Elle entend sa mère préparer le repas. 

@Copyright 2014 Nicole Regnault