Coup de cœur

Mais coupables jamais n'ont eu tant d'innocence

de Claude Perrin

Les scouts ont mis la flamme,

Au bois résineux.

Écoutez chanter l'âme

Qui palpite en eux.

 

Monte flamme légère,

Feu de camp si chaud, si bon,

Dans la plaine ou la clairière,

Monte encore et monte donc,

Monte encore et monte donc,

Feu de camp si chaud, si bon.

 

La fête avait duré toute la journée, et il était temps d'allumer le feu si l'on voulait que les poulets soient cuits à la tombée de la nuit. Ce jamboree rassemblait une centaine de scouts de tous âges qui auraient bien voulu continuer à chanter et à jouer plutôt qu'à s'adonner aux corvées maintes fois repoussées. La clairière avait été piétinée depuis l'aube : tournois de football, combats d'arts martiaux, échanges de volley et de badminton, batailles de colin-maillard et joutes de tir à l'arc s'étaient succédé sans relâche. Les bois environnants avaient abrité un jeu de piste « la tête et les jambes » qui avait opposé des équipes par paires composées chacune d'un scout chargé de grimper aux arbres ou de sauter à la corde, et d'un jeune capable d'énumérer le plus grand nombre d'animaux commençant par r ou d'imiter le plus fidèlement le gazouillis des oiseaux.

Profitant de la joyeuse cacophonie, quelques boy-scouts indisciplinés, sous prétexte de corvée de bois, s'esquivèrent avec leurs arcs et leurs flèches. Ils voulaient trouver d'autres cibles que les cerfs 3D du Parcours Nature aménagé à l'orée du bois par la Compagnie d'Arc locale. Les animaux factices leur avaient paru des proies trop faciles, et ils rêvaient de ramener qui un lapin, qui un faisan, pour frimer et pourquoi pas pour améliorer l'ordinaire du repas à la veillée. Ils parcoururent quelques centaines de mètres dans les taillis, se mirent aux aguets durant de longues minutes, et se voyaient déjà rentrer dépités de leur affût stérile lorsqu'ils entendirent un bruissement dans les fourrés situés en contrebas. Nul doute qu'un animal sauvage avait attendu la tombée de la nuit pour descendre s'abreuver à la rivière toute proche. Le plus intrépide du groupe s'avança de quelques pas, sortit une flèche de son carquois, arma son bras, tendit la corde et d'un geste précis envoya la flèche en direction du trophée qu'il allait rapporter en héros.

Un cri strident retentit. Ce n'était ni le vagissement d'un lièvre, ni le gloussement d'une perdrix, encore moins le brame d'un chevreuil. Les jeunes s'interrogèrent du regard, et le plus âgé décida que c'était le moment de mettre en pratique les valeurs de courage et de curiosité serinées par les émules de Baden-Powell. Avançant prudemment en file indienne, ils aperçurent une masse inerte qu'une foi illusoire alimentée par quelque lecture de BD leur laissait espérer être un sanglier. Mais il leur fallut se rendre à l'évidence, un drame s'était noué. Une femme gisait immobile sur le dos. La flèche ensanglantée reposait à ses côtés. Des écouteurs qui recouvraient ses oreilles sortait une petite musique.

 

Viens je t'emmène avec moi, en balade

Tu laisses tout on s'en va, en balade

Ma Bugatti sport de mille neuf cent trente

N'attend plus que toi

Crois-moi, tu seras contente

Paris-Deauville en quatre heures, c'est extra !

 

Mais tu peux très bien me dire en chemin

Que l'herbe est tendre

Tu peux même avoir le désir soudain

De t'y étendre.

 

Il avait toujours roulé trop vite. Il n'avait depuis longtemps plus aucun point à son permis de conduire, et aux gendarmes qui lui avaient reproché sa vitesse excessive, il avait candidement rétorqué qu'il ne se sentait pas l'âme d'un chauffard puisqu'il s'arrêtait aux feux rouges et respectait scrupuleusement les stops. Il n'était pas réellement tard, le soleil à l'horizon l'éblouissait par moment, et il tentait de décrypter un texto quand il ressentit un soubresaut anormal de la part de son véhicule. Il avait de toute évidence heurté un animal qui avait échappé à sa faible attention. Il freina vivement, stationna sur le bas-côté et sortit promptement du véhicule. Etait-ce un chevreuil, coutumier de cette région boisée ? Celui-ci avait-il endommagé la carrosserie ? Il eut un moment de panique quand il découvrit une femme qui gisait sur le côté de la chaussée. Inerte, elle avait probablement été tuée sur le coup. Il lui parut donc inutile d'appeler les secours, d'autant que son casier judiciaire n'avait pas besoin de cette charge supplémentaire. Mais il fallait éloigner au plus vite le corps compromettant de la chaussée. Il descendit dans le fossé et hissa tant bien que mal la victime dans les sous-bois. Il gravit ainsi à reculons la pente boisée durant de longues minutes, tirant péniblement le corps au rythme d'une musique qui sortait de façon quelque peu surréaliste de ce corps informe qu'il malmenait entre les orties et les épines des taillis touffus. Il s'apprêtait à repartir après avoir repris son souffle lorsqu'il poussa un cri de douleur : une flèche venait de lui arracher l'oreille. Il entendit du bruit et eut le réflexe de s'éloigner de quelques mètres pour se cacher derrière un bosquet. Il aperçut un groupe de garçons en culotte courte qui s'approchait et s'affairait vivement autour du corps qu'il avait abandonné. Il s'esquiva sans demander son reste.

 

Vieux Pèlerin qui vagabonde

Je suis partout un étranger

Mais je suis sûr qu'en l'autre monde

Dieu va m'offrir où me loger

 

Je vais là-bas revoir mon père

Fini pour moi de cheminer

A l'autre bord de la rivière

Maison à moi je vais trouver

 

Il avait faim et certainement trop bu. Il n'avait nulle part où dormir. Il voulait tout foutre en l'air. En particulier sa bouteille de whisky, tristement vide et donc désormais inutile. Cela tombait bien, chaque fois qu'il traversait la rivière, il aimait entendre le bruit qu'il produisait lorsqu'il lançait une pierre dans l'eau. En guise de caillou, la bouteille ferait l'affaire. Quelle ne fut sa surprise d'entendre un bruit mat à la place du « plouf » habituel. Il se pencha par-dessus le parapet du pont, le temps de voir sa bouteille couler à côté d'un corps à moitié immergé sur le bord de la rive. Il regarda autour de lui et s'aperçut qu'il n'y avait eu aucun témoin de la scène. Il s'approcha de la cible de son projectile, et constata qu'il s'agissait d'une jeune femme plutôt bien habillée, aux yeux révulsés et qui ne donnait plus signe de vie. Son premier réflexe fut de s'enfuir, mais à la réflexion, il décida d'agir différemment. Sa victime involontaire n'avait malencontreusement plus rien à perdre, il en était navré pour elle. Mais lui-même avait tout à gagner à récupérer les menus objets dont elle disposait, à commencer par le walkman qui égrenait une douce mélodie. Encore fallait-il qu'il puisse agir et fouiller la malheureuse en toute discrétion. Il lui parut préférable pour cela de la tirer à l'abri des regards, de l'autre côté de la route qui bordait la rivière. Son plan aurait fonctionné si, alors qu'il traversait la route en tirant sa pauvre victime innocente par les pieds, un bolide n'avait surgi inopinément, heurtant violemment son sac à dos. Il abandonna son fardeau et eut juste le temps de se jeter dans le fossé. Quelque peu secoué, mais bien masqué par les joncs, il observa sans mot dire le conducteur prendre le relais de sa besogne et tirer la jeune femme dans les bois. Dommage pour les objets convoités. Il prit la poudre d'escampette en boitillant.

 

Je l'ai trouvée devant ma porte,

Un soir, que je rentrais chez moi.

Partout, elle me fait escorte.

Elle est revenue, elle est là,

La renifleuse des amours mortes.

Elle m'a suivie, pas à pas.

La garce, que le Diable l'emporte !

Elle est revenue, elle est là

 

Dans ta triste robe de moire

Avec tes cheveux mal peignés,

T'as la mine du désespoir,

Tu n'es pas belle à regarder.

Allez, va-t'en porter ailleurs

Ta triste gueule de l'ennui.

Je n'ai pas le goût du malheur.

Va-t'en voir ailleurs si j'y suis !

 

Elle était seule, désespérément seule. Heureusement pour elle, la musique restait un fidèle compagnon. Assidue aux répétitions de sa chorale, sa timidité la rendait néanmoins invisible aux autres. Aussi, quand elle dut subir une intervention sur la thyroïde et que ses cordes vocales ne répondirent plus comme avant, personne ne se soucia de son absence. Un soir de lassitude, elle s'en vint s'étendre sur la mousse au bord de la rivière, là où jadis un bel inconnu lui avait conté fleurette. Elle avala une boîte de somnifères et perdit rapidement connaissance.

Just a castaway

An island lost at sea

Another lonely day

With no one here but me

More loneliness

Than any man could bear

Rescue me before I fall into despair

I'll send an SOS to the world

I hope that someone gets my

Message in a bottle.

Épilogue

Le chef scout appelé à la hâte à la rescousse était un jeune médecin urgentiste qui eut tôt fait de diagnostiquer, à la lueur d'une torche, un état nauséeux particulièrement sévère. Mais dans l'immédiat, la jeune femme nécessitait surtout un bon lavage d'estomac.

Le soir à la veillée, on raconte souvent aux louveteaux et aux jeannettes la belle histoire d'amour d'une princesse qui s'était endormie au bord de la rivière et qui se réveilla au coin du feu, dans la forêt, dans les bras d'un prince charmant.

Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. 

@Copyright 2015 Claude Perrin