Coup de cœur

Dans le creux de sa main

de Thomas BURNET

« Jenny ! Viens là ! »

La serveuse s’approcha de sa patronne qui avait l’air paniqué. La gérante du  Café du Port  était pourtant un modèle de maîtrise de soi : des cheveux blonds réunis en une queue de cheval sans fantaisie, un maquillage discret, quelques rides classiques qui allaient avec sa cinquantaine, des vêtements modernes mais sans extravagance. Elle arrivait la première le matin, fermait elle-même le soir, elle était aimable mais ferme avec son personnel et avec ses habitués. Quand Madame Jocelyne levait le ton, elle était toujours écoutée. On ne l’avait jamais vue perdre son sang-froid. C’est bien ce qui inquiétait Jenny ce jour-là. 

« Jenny, tu as déjà entendu parler du symbole pour les femmes battues ?

– De quoi ? 

– Mais si, tu sais, le symbole ! 

– Mais quel symbole ?

– Tu sais, le symbole que les femmes se dessinent dans la main pour pouvoir alerter les gens que l’homme qu’elles fréquentent les maltraite. Ils en ont parlé l’autre jour sur Internet ! C’était un couple qui amenait son chien en urgence chez le vétérinaire et il a suffi que la secrétaire voie le symbole dans la main de la femme et elle a pu appeler la police qui est venue cueillir l’homme dans la salle d’attente. Ils ont redit le symbole mais je ne suis plus sûre si c’était un carré noir ou un rond noir dans la main… Tu sais toi ? »

Cette histoire ne disait absolument rien à la jeune serveuse. Si ça existait, c’était une très bonne idée… Si ça existait… Elle n’en était absolument pas certaine. Mais surtout, pourquoi en parlait-elle maintenant et pourquoi était-elle dans cet état de stress ? 

« Mais pourquoi me parlez-vous de ça Madame Jocelyne ? 

– Il y a une fille en terrasse… Je crois que j’ai vu LE SYMBOLE sur sa main. Alors il faut que je sache à quoi il ressemble… »

Jenny acquiesça. Un élan de solidarité monta en elle. 

« Je peux chercher sur Internet si vous voulez… 

– Tu as ton portable avec toi ? 

– Oui.  Elle trouva important de préciser aussitôt,  il est éteint bien sûr ! Mais oui, je l’ai dans ma poche. » 

Le visage de la patronne se ferma automatiquement, elle durcit son regard. « Tu gardes ton portable éteint dans ta poche. Tu ne te moquerais pas un peu de moi par hasard ?  demanda-t-elle avec suspicion. 

– La fille, Madame. Vous voulez que je regarde pour le symbole ou pas ? »

Elle se reprit immédiatement : « Euh… oui, bien sûr. Allume-le et vérifie. » Mais elle ne put s’empêcher d’ajouter ensuite : « Mais tu le mettras dans ton sac à l’avenir s’il te plaît. Pendant le service, c’est le service. » 

Jenny aurait pu objecter que justement, le fait qu’elle l’ait sous la main les arrangeait bien mais elle savait qu’il ne fallait pas non plus trop chercher Madame Jocelyne. 

Elle attrapa son portable dans la poche arrière de son pantalon et fit semblant de le rallumer. Elle le déverrouilla et lança son navigateur. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien mettre comme mots-clés ? Elle réfléchit avant d’opter pour « symbole main femme battue ». La page de résultats mit quelques secondes à s’afficher, le réseau n’ayant jamais été très bon dans le bar, ce qui arrangeait la propriétaire qui n’avait aucune envie de faire quoi que ce soit pour améliorer les choses, car « dans un café, on vient pour boire, rencontrer et échanger, pas pour se coller devant un écran ! » 

« Jenny !

– Oui Mad…

– Mets-toi derrière que les clients ne te voient pas avec ça ! »

Elle passa la porte et vit aux premiers résultats que le symbole n’était ni un rond, ni un carré, mais un point. Elle en avertit sa patronne. 

« Un point ? 

– Oui, un point noir. Venez derrière si vous voulez que je vous montre sur l’écran. »

Madame Jocelyne hésita un instant puis suivit sa serveuse dans la réserve. Elle regarda ce qui était nommé le Black Dot sur la page internet. Jenny la regarda dans l’attente de savoir si c’était le même symbole qu’elle avait vu dans la main. 

« C’était un peu plus gros et ça ressemblait à un carré, expliqua la patronne. 

– Elle vous l’a montré vraiment ou elle l’a juste laissé voir ? Ou est-ce que juste sa main était posée et vous l’avez vu ? »

Madame Jocelyne ferma les yeux et se rejoua la scène mentalement. Elle était venue leur demander ce qu’ils prenaient. Lui avait dit qu’il prenait une Écume des falaises en pression et elle avait commandé un Monaco. Lui avait rigolé en disant que c’était bien une boisson de « meuf » comme il avait dit. Elle n’avait pas ri. Était-ce un signe supplémentaire ? Elle avait commencé à faire demi-tour quand la jeune femme l’avait interpellée en lui demandant aussi un verre d’eau. En l’appelant, elle avait levé la main et laissé apparaître… Elle avait eu l’impression que c’était un carré noir mais il n’était pas très gros… Était-ce vraiment un carré ou alors un gros point raté ? Ni son ton, ni son visage n’avaient eu l’air de laisser entendre qu’elle voulait que la femme voie ce dessin. Mais en même temps, si elle-même faisait ce genre d’appel à l’aide, elle éviterait de se faire remarquer pour passer inaperçue de son tortionnaire. 

Elle l’expliqua rapidement à Jenny qui haussa les épaules. 

« On fait quoi alors ? On aura l’air bien malin si on appelle les flics pour rien. 

– Les gendarmes Jenny, les gendarmes ! Un peu de respect s’il te plaît. 

– Oui, c’est pareil. 

– Non, on ne manque pas de respect aux forces de l’ordre ! Pas dans mon établissement en tout cas ! 

– Donc on appelle ? Et si on se trompe ? 

– Et si dans deux jours on apprend que cette femme est tombée sous les coups de ce zozo-là ?

– Oui, je vois bien mais… » Elle réfléchit rapidement. Il fallait trouver un argument choc, qui parle immédiatement… « Imaginez que le bruit court que vous dénoncez vos clients aux fl… aux forces de l’ordre, se corrigea-t-elle devant le regard acerbe de sa patronne. Ça risque de … jaser. »

Elle savait que, par-dessus tout, Madame Jocelyne tenait à ce qu’on ne puisse faire courir aucun bruit sur son café. 

Elle se tut et se mit à imaginer des possibles. 

« Je sais ! s’exclama-t-elle soudain, tu apportes la commande et tu me dis ce que tu en penses ! Tu me dis si tu vois sa main, tu me dis ce que tu penses de l’homme et … oh ! Pour l’encaissement ! Tu dis que la machine à carte bleue est cassée et qu’il faut du liquide. Comme ça, ça te fera un prétexte pour voir la main de la fille ! 

– Et si c’est lui qui paie ou qu’ils n’ont pas de liquide ? 

– Eh bien … euh… ben tu improvises ! Tu vas très bien t’en sortir ma Jenny. »


 

Jenny était coincée. C’était tout sauf une bonne solution mais sa patronne usait parfois de ce stratagème : envoyer les autres au charbon à sa place. La jeune femme savait qu’elle ne pouvait plus botter en touche. Elle allait revenir dans la salle quand Madame Jocelyne la rappela : 

« Jenny ! Tu n’oublies rien ? 

– Euh… non. 

– Ton portable ! Tu ne t’imagines pas que tu vas retourner en salle avec ce truc allumé dans ta poche, si ? »

Jenny fit semblant d’éteindre son téléphone et s’apprêtait à revenir en salle. 

« JENNY ! »

La serveuse se retourna l’air las. 

« Dans ton sac ! Tu connais le règlement de la maison ! » 

La jeune femme alla ranger son portable dans son sac. Elle se planta devant sa patronne qui acquiesça d’un air satisfait, puis revint dans la salle. Elle s’installa derrière le comptoir pour préparer la commande : la pression, le Monaco et le v… ! C’est ça ! Elle allait faire exprès d’oublier le verre d’eau ! Sûrement que la cliente allait de nouveau lever la main. 

Elle mit les deux verres sur son plateau, prépara la note et sortit sur la terrasse. 

Elle trouva le couple installé à la table que sa patronne lui avait décrite. Lui regardait son écran de téléphone et elle regardait le ciel d’un air rêveur. À moins qu’elle ne s’imagine oiseau pour pouvoir échapper à son calvaire et s’envoler loin de cette vie de coups, de violence et de mépris. Jenny réprima un tremblement. Il fallait qu’elle soit forte. Par solidarité. 

« Et voici une pression de l’Écume » dit-elle en posant un sous-verre et le demi devant l’homme. Un bel homme à vrai dire. Il ne dégageait pas ce qu’elle imaginait. Il ne paraissait pas macho, n’avait pas l’air agressif. Il lui fit un sourire et la remercia. Elle fut un peu décontenancée mais ne se laissa pas avoir. Elle avait vu suffisamment de séries policières pour savoir que les pires criminels pouvaient paraître tout à fait sympathiques. 

« Et pour madame un Monaco », ajouta-t-elle en posant sous-verre et verre sur la table. Elle appuya un clin d’œil en direction de la femme qui ne la regardait pas. Au moment où elle allait annoncer le prix des consommations, la jeune femme demanda, l’air froid et désagréable : 

« Et mon verre d’eau ? 

– Euh… je… j…, bredouilla Jenny, j’ai oublié. 

– Ben moi je l’ai demandé, reprit la jeune femme sur le même ton mal aimable

– J’y vais tout de suite », répondit Jenny, troublée. La présumée victime ne lui était plus du tout aussi sympathique. Elle revint au comptoir où Madame Jocelyne l’attendait les yeux ronds. 

« Alors ? demanda-t-elle. 

– Alors, j’ai oublié le verre d’eau. 

– Tu as quoi ?!  réagit la patronne par réflexe, en haussant malgré elle la voix. 

Elle mettait un point d’honneur à ce qu’il n’y ait JAMAIS d’erreurs ni d’oublis dans les commandes. Les gens se plaignaient déjà suffisamment des établissements comme ça, sans qu’on leur donne en plus du grain à moudre. 

– Je voulais qu’elle m’appelle et qu’elle lève sa main pour voir le dessin. C’était un plan. 

– Et ça a marché ?  interrogea Madame Jocelyne, à moitié satisfaite par cette justification. 

– Non, elle me l’a demandé tout de suite. Du coup, je n’ai pas vu. En plus, elle m’a parlé très méchamment. 

– Jenny ! Qu’est-ce que je dis toujours ? Le… ?

– … sourire appelle le sourire. 

– Imagine le calvaire qu’elle doit vivre au quotidien. Tu penses bien qu’elle ne sait plus contrôler le ton avec lequel elle s’adresse aux gens avec ça. Sers-lui son verre d’eau et tu te souviens hein ? Mon plan pour l’addition ? Une machine qui tombe en panne, c’est possible, ça peut ne pas être de notre faute… Tu n’as qu’à dire que c’est à cause du réseau ! »

 

Jenny servit le verre d’eau et l’apporta avec appréhension. 

« Et voilà le verre d’eau, avec toutes mes excuses madame. 

– C’est tout pardonné, répondit l’homme à côté d’elle. 

– Les deux boissons, ça fait neuf euros quatre-vingts s’il vous plaît. Le verre d’eau est offert par la maison. 

– Encore heureux ! glissa la jeune femme. 

– Vous prenez la carte ? demanda l’homme. 

– Désolée, mentit Jenny. La machine est en panne. C’est… euh… un problème avec le réseau. 

– Pff ! Ça ne m’étonne pas ! répliqua la jeune femme, les dents serrées. 

– C’est pas grave, dit-il. J’ai ce qu’il faut je crois. »

Il fouilla son portefeuille et en extirpa un billet de dix euros qu’il lui tendit. Elle le prit, le remercia et attrapa une pièce de vingt centimes dans sa sacoche. Le plan se déroulait jusque-là sans encombre mais soudain Jenny hésita lorsqu’elle vit que l’homme avait laissé sa main tendue prêt à recevoir la monnaie. Comment faire pour lui donner à elle ? Elle s’était immobilisée et réfléchissait quand son regard s’attarda sur la paume de la main de l’homme. Un triangle noir y était dessiné. 

Comme elle le regardait bizarrement, celui-ci sourit et expliqua : « Ah oui, je sais, c’est bizarre, j’ai un triangle noir dessiné dans la main. Mais rassurez-vous, je ne suis pas fou ! Sam a un carré dans la sienne. On sort d’un escape game et l’animateur nous avait dessiné ces formes dans les paumes, ça nous a permis de déchiffrer une énigme ! »

Tout s’expliquait. Pas de signe. Pas de coups. Pas de victime à secourir. Jenny se sentit soulagée. 

C’est alors que la jeune femme s’écria : 

« Dites, vous allez finir par lui rendre ses vingt centimes qu’on soit tranquille ! Ou alors vous voulez continuer à faire du gringue à mon mec ?!

– Non, non. C’est bon. Excusez-moi de vous avoir dérangée », s’excusa Jenny en déposant la pièce et en saluant d’un sourire le jeune homme qui la regardait, gêné. 

À deux tables de là, on l’interpella : « Mademoiselle s’il vous plait ? ». 

Pressée de faire son rapport à Madame Jocelyne, Jenny répondit sans lever le nez : « Oui, j’arrive tout de suite ! » avant de s’engouffrer dans le bar pour reprendre ses esprits. 

Elle ne put donc pas voir le petit point noir dessiné au creux de la paume de la jeune femme qui venait de la héler sous le regard méfiant de l’homme qui l’accompagnait.

@Copyright 2020 Thomas BURNET